ADELAIDE DAMOAH
MYSTERIES OF DESIRE


PARIS
13 MAI - 30 JUILLET 2022

Adelaide Damoah présente l’exposition Mysteries of Desire à la Fondation H – Paris, du 13 mai au 30 juillet 2022. Mysteries of Desire succède aux deux premiers chapitres de sa série Radical Joy, ayant fait l’objet en 2021 d’une exposition à la galerie Sakhile & Me à Francfort, ainsi que d’une série de NFT créée à l’invitation de la maison de couture Carolina Herrera.

À la Fondation H – Paris, l’artiste britanno-ghanéenne déploie une installation composée de seize œuvres sur papiers, développées dans son studio londonien. Le processus créatif d’Adelaide Damoah, fastidieux et complexe, parfaitement maîtrisé tout en laissant une grande place au hasard, repose sur de multiples couches successives d’empreintes sur papier. D’abord à travers le trempage de papiers dans des bains de pigments et d’encres aux couleurs luxuriantes, puis le séchage dévoilant des successions de marques et strates, processus répété au minimum cinq fois pour chaque œuvre.

À chaque étape, l’artiste appose par ailleurs sur le papier devenu peau des empreintes plus personnelles, que ce soient celle de son corps dénudé, enduit de beurre de karité, d’un morceau de dentelle française faisant référence au monde de l’intime tout autant qu’à sa propre lingerie marquant le papier, ou de poèmes de l’artiste et écritures automatiques. Travaillant la nuit, l’artiste joue de la fluorescence des couleurs, qui se transforment nécessairement au séchage et émergent nouvelles à la lumière du matin. « Sans aucun descriptif de chacune de ces étapes, les anciens visages de ces peintures demeurent cachés, et connus seulement de l’artiste. Telles des passions secrètes. » comme l’écrit Dr Marie-Anne Mancio dans le texte qui accompagne l’exposition. « Même là où le texte laisse des traces dans la couleur, et guide littéralement le regard le long d’un parcours détourné soulignant les contours d’une partie du corps, il n’aboutit jamais à une conclusion narrative, mais évoque plutôt la nature du désir féminin. »

DR MARIE-ANNE MANCIO, LA VIOLENCE DU RAVISSEMENT DEVANT L'ÊTRE AIMÉ

À l’origine, Mysteries of Desire d’Adelaide Damoah constituait un «chapitre» de sa série Radical Joy, qui elle-même émergea, en plein confinement, d’une période de jeu et d’expérimentation. Plutôt que de se plonger dans un passé traumatique lié à la colonisation, y compris celui, quasi matrilinéaire, de sa famille à l’époque coloniale (l’œuvre de sa vie), elle a voulu l’apaisement. Lire la fiction érotique de Georges Bataille. Relire Audre Lorde, et tout particulièrement son essai “Uses of the Erotic: The Erotic as Power,” où elle affirme que l’érotique est affaire de profond ressenti, un vecteur reliant le spirituel et le politique, plutôt qu’un concept se limitant à la seule dimension sexuelle. Danser dans son studio et se délecter d’un monde de couleurs : roses, jaunes, violets profonds, cuivres, blancs étincelants, bleus outremer et autres cobalts. Écrire de la poésie dédiée à l’objet de son désir.

Désir

Désir illicite. Désir obsessionnel. Amour. La littérature française a produit des récits parmi les plus captivants sur le sujet : Madame Bovary, Manon Lescaut, Les Liaisons dangereuses, L’histoire d’O, Bonjour Tristesse, les romans de Colette et les journaux intimes d’Anaïs Nin, ainsi que[1] Les Gouvernantes d’Anne Serre, avec ses trois protagonistes aux pulsions prédatrices. Pour Bataille, le sexe est toujours de nature transgressive.[2] Cela étant, le désir féminin exprimé par des femmes demeure plus rare dans le canon de l’histoire de l’art occidental. À l’époque où Paris, au cœur du mouvement avant-gardiste européen, affiche une activité bouillonnante, des artistes (des hommes, pour la plupart) s’essaient à la modernité par le biais du nu féminin : Manet choque la bourgeoisie en dévoilant les formes blanc crème de sa courtisane Olympia ; Toulouse-Lautrec peint les amours saphiques des maisons closes ; Degas épie une femme accroupie dans sa baignoire ; Picasso, Modigliani, Gauguin, la liste est longue. Certes, de Lempicka peignait ses amantes et Meret Oppenheim explorait le fétichisme dans ses sculptures, mais même dans l’imagerie érotique de peintres figuratives contemporaines telles que Lisa Yuskavage et Cecily Brown, le plaisir semble absent.

Les corps

L’œuvre de Damoah est résolument centrée sur son corps. Elle cite trois artistes majeurs qui l’ont influencée : Yves Klein (français, 1928 –1962) David Hammons (américain, né en 1943) et Ana Mendieta (cubano-américaine, 1948 –1985). Les empreintes corporelles caractéristiques des Anthropométries de Klein[3] furent en partie inspirées par son observation des marques laissées par la chute de judokas sur le tatami. Rebuté par l’aspect aléatoire de ces marques, il organise en juin 1958 un événement dans l’appartement parisien de son ami éditeur Robert Godet (qui est en outre le président de la Fédération internationale de judo, ainsi qu’un collectionneur d’art contemporain). Klein demande à un modèle nu de s’enduire les seins, le ventre et les cuisses de son International Klein Blue (teinte dont le procédé est déposé), puis de se rouler sur du papier à même le sol, et de s’appuyer contre du papier fixé sur un mur. Au cours d’une interview, la veuve de Klein, Rotraut, a affirmé que, selon elle, «le corps et l’âme sont unis dans une empreinte», et que Klein cherchait à répondre aux modèles en quête d’un rôle moins passif que ne le voulait la tradition au sein du processus créatif.[4] La performance de Damoah intitulée This Is Me, the Inconsistency of the Self (2017) a été conçue en tant que réponse féministe à l’œuvre de Klein. L’artiste, en toute autonomie, s’est elle-même mise en scène. Détail tout aussi important, elle s’est servie de la totalité de son corps pour créer les empreintes, soulignant ainsi l’absence du corps féminin actif noir dans l’œuvre de Klein, ainsi que dans le canon moderniste.

David Hammons, artiste afro-américain, créait dans les années 60 et 70, des empreintes corporelles grandeur nature reflétant l’imagerie du Black Arts Movement. Il s’enduisait la peau, les vêtements et les cheveux de margarine, puis s’appuyait ou se roulait sur du papier posé sur une planche à dessiner à même le sol. Il tamisait ensuite au-dessus des empreintes des pigments en poudre, et pulvérisait son œuvre avec un fixateur. Damoah s’est inspirée de ce procédé, au travers d’expérimentations avec diverses encres, ainsi qu’avec du beurre de karité produit du noyau de la graine de la vitellaria paradoxa, l’arbre à karité originaire des régions tropicales de l’Afrique de l’Est et de l’Ouest. Non seulement ce dernier constitue une matière qui prend tout son sens en référence à l’héritage ghanéen de l’artiste, mais il est de plus riche en nutriments, et apaise et répare la peau grâce à un cocktail de vitamines et d’antioxydants.

Les empreintes d’Ana Mendieta avaient une dimension rituelle, faisant souvent allusion à son héritage cubain. Son œuvre a montré des liens avec l’abject, le grotesque. Pour son Body Tracks de 1982, qui fait référence à la religion afro-cubaine Santeria, Ana Mendieta a réalisé des empreintes de ses mains dans du sang animal et de la détrempe sur papier blanc pour protester contre la violence envers les femmes. Dans l’une de ses premières performances documentées, Untitled (Glass on Body Imprints – Face), 1972, elle appuyait une plaque de verre contre son visage et son corps nu, et les formait afin d’exprimer son sentiment d’être faite Autre.

La dimension politique des œuvres de Hammons et de Mendieta fait écho à l’art de Damoah, qui aborde l’histoire et l’héritage du colonialisme, les histoires de famille, ainsi que son identité britannico-ghanéenne. Elle ne fait pas référence qu’à son propre corps. Usant de divers procédés photographiques et de transfert d’images, elle a incorporé des photographies de ses ancêtres dans des œuvres telles que The Rebirth of Ama (2018), composition de 4 mètres de long, comportant 8 panneaux de toile cousus ensemble, ainsi que dans des cyanotypes tels que Dreams of Overcoming. No.2. Mais ce type de processus créatif a son fardeau propre. Il affecte notamment le corps, pas seulement en termes de l’énergie physique nécessaire à la performance, mais aussi du coût psychique qui va de pair avec le réveil de traumatismes historiques. Il y a également ce que Kobena Mercer a appelé «le fardeau de la représentation», suivant lequel «le discours artistique de sujets jusqu’ici marginalisés se trouve circonscrit par la supposition que de tels artistes s’expriment en «représentants» de leurs communautés d’origine. C’est un rôle qui non seulement crée une charge logiquement impossible à supporter pour qui que ce soit, mais qui fait également partie intégrante de l’implacable principe du stéréotype, qui renforce au sein de la culture majoritaire l’idée que tous les sujets issus de la minorité sont, en essence, identiques».[5] Bien que datant des années 1990, le texte de Mercer continue de résonner chez Damoah et d’autres artistes. Deux artistes, Sonia Boyce (britannique afro-caribbéenne, née en 1962) et Simone Leigh (américaine, née en 1967), ont récemment abordé le sujet, notamment lorsqu’elles ont été les premières femmes noires sélectionnées pour représenter respectivement la Grande-Bretagne et les États-Unis à la 59ème Biennale de Venise en 2022.[6]

L’érotique

Prise dans le silence et l’inaction du confinement, Damoah s’est rendu compte à quel point ce fardeau l’affectait, et a résolu de puiser dans ce temps d’arrêt forcé une occasion de sustenter son être. Pour citer les écrits de Lorde : «L’érotique constitue une mesure entre le bourgeonnement de la conscience de soi et le chaos de nos sentiments les plus puissants. C’est une satisfaction intérieure qui, une fois vécue, s’établit clairement comme aspiration potentielle.»[7] Damoah, en imprimant des parties de son corps, a créé sur papier des œuvres profondément stratifiées. Certaines ont pris des mois, car le papier devait être suspendu pour sécher vingt-quatre heures d’affilée entre chaque marquage. Ainsi s’est créée «Radical Joy», une série surprenante, édifiante et résolument décorative avec ses explosions de roses vifs et de bleus cobalt éclatants parmi des notes tour à tour dorées ou sombres. Dans ce tout, des séries d’œuvres distinctes, ou des «chapitres» qui peuvent se lire dans n’importe quel ordre. Le chapitre «Mysteries of Desire» ne comportait jusque là qu’un nombre limité de compositions, aux couleurs plus subtiles que celles des autres chapitres. Des formes émergentes nées d’une pénombre marbrée.

Les confinements ont pris fin. Les voyages ont repris. De même que les expositions performances. «Radical Joy» a été présentée à Sakhile & Me à Francfort fin 2021[8]. InFems, le Collectif d’art fémininiste intersectionnel cofondé par Damoah, a alors été chargé par la maison de couture Carolina Herrera de réaliser «Nightclubbing», une collection de NFT uniques à l’occasion de la Journée internationale de la femme 2022, et Damoah s’est à nouveau tournée vers le concept de «joie radicale», en s’engageant dans un processus qu’elle décrit comme «l’expression suprême de l’estime de soi».

[9] Pour Flesh of the Goddesses, elle s’est entièrement recouverte d’une peinture dorée chatoyante et a laissé des traces de son corps sur une toile bleu de Prusse étalée à même le sol. La symbolique de cette éblouissante composition est universellement accessible. L’or, comme l’explique Damoah, «représente depuis des millénaires et dans de nombreuses cultures la divinité et la lumière divine transcendante. C’est un élément fluide, malléable et inaltérable. Considéré comme les «larmes du soleil» par le peuple inca et comme «substance des dieux» par les anciens Égyptiens, il est utilisé pour représenter la valeur, le pouvoir sacré, l’autorité, la prospérité, et domine les économies du monde entier depuis des siècles.»[10] En invoquant ces symboles et en soulignant sa dimension précieuse, Damoah devient l’objet (inaccessible) de notre désir dans une «démonstration intrépide et résolue de passion, de lumière et de joie radicale.»[11]

Le désir, encore

Si l’exploration du désir féminin est une affaire risquée pour les femmes artistes en raison d’une crainte du piège de l’objectivation, elle s’avère sans doute doublement ardue pour les artistes de couleur, étant donné le degré de déformation du corps noir fait «Autre», présenté comme sursexualisé, déviant. Faisant état de son expérience de l’Amérique des années 1960 à la télévision cubaine, Ana Mendieta explique : «Comme j’ai un côté latina, on me surnommait toujours «la putica», la petite pute.»[12] Si l’on en croit Jill Fields, cet angle de vue était à ce point ancré que même porter de la lingerie noire s’apparentait à «une mascarade raciale comparable au blackface… [cela] permettait aux femmes, tout particulier aux femmes blanches, et à leur corps de dégager l’érotisme attribué aux femmes noires par le biais d’une peau noire circonscrite et amovible sans conséquences.»[13] Mais Damoah voulait étoffer «Mysteries of Desire» et ne pouvait choisir de meilleur endroit que Fondation H à Paris, ville où vécurent Bataille et Laure, l’artiste modèle que Manet décrivit comme une «très belle négresse, 11 rue de Vintimille, 3e», et qui ne put jamais exprimer ses propres désirs, simplement être témoin de ceux du peintre.

Tout comme les autres qui les ont précédées, les seize nouvelles œuvres de Damoah se compsent d’au moins cinq couches d’empreintes corporelles et de pigments Kremer sur papier Khadi Indian Atlas (chiffon 100 % coton, 400 g/m²). Chaque nouvelle couche modifie la texture du papier sans acide. Il gagne en masse, se solidifie. Vêtue de seuls sous-vêtements, Damoah incorpore dans l’œuvre les empreintes texturées laissées par le tissu : un pli ça ou là, une couture, un élastique : autant de preuves que son corps était bien là. L’image qui en résulte s’avère souvent ambiguë. Contemplons-nous un sein ou une colline ? Une cage thoracique ou de longs doigt écartés ? La clarté de l’empreinte peut être contrôlée. Ainsi, plutôt que de toujours se servir du sol comme support, Damoah se sert aussi d’une table, ce qui permet une application plus délicate du corps sur le papier, et résulte en une marque plus subtile. Dans une œuvre, elle tente autant que possible la symétrie, et produit un effet de miroir, comme si elle devenait l’objet de son propre désir.

Dentelle et lingerie

Comme pour d’autres aspects de la série «Radical Joy», le hasard a joué son rôle dans le choix de ses matériaux. Damoah avait trouvé dans son ancien atelier une longueur de dentelle française qu’elle a emportée avec elle lors de son déménagement, ne sachant pourtant pas ce qu’elle en ferait. À partir du XVIe siècle, la dentelle est un article de luxe qui est tellement lié au concept d’ostentation – elle écume aux coudes, se déverse des encolures – que des lois somptuaires sont introduites pour régir son usage.[14] Les spectateurs contemporains associent souvent dentelle et féminité, mais les hommes riches en portaient aussi, au point de la faire passer en contrebande aux frontières. Façonnée à partir de fils de soie, d’or métallique ou de coton, la dentelle «est porteuse d’étranges associations à double tranchant, de la pureté victorienne à l’artisanat indigène en passant par l’ostentation cochonne»[15], ce qui explique pourquoi plusieurs femmes artistes contemporaines l’ont intégrée à leurs œuvres.[16] La réexploration de son morceau de dentelle retrouvé a rappelé à Damoah sa propre lingerie en dentelle. Elle a alors expérimenté en appliquant divers types de dentelles sur son papier. En examinant certaines œuvres de plus près, on peut tout juste deviner des cœurs, des fleurs et des points qui s’étalent dans un mélange de délicieuses couleurs. Pour un constraste de textures, Damoah a également utilisé un matériau ghanéen similaire à un filet de pêche. L’association entre pêche et séduction n’est pas nouvelle, de Cupidon et sa canne à pêche au jeu de mots visuel «pêcheur / pécheur» de Seurat, en passant par le catfishing actuel. Mais ce matériau particulier est utilisé pour ses propriétés exfoliantes. Ainsi, les rituels personnels et intimes de l’artiste – habillage / déshabillage, toilette au quotidien – sont contenus dans le papier et se substituent à son corps ; les tissus, enduits de beurre de karité, font office de peau.

Nuit

Il n’est pas rare que Damoah travaille toute la nuit jusqu’à 4 ou 5 heures du matin. Difficile, dès lors, de ne pas faire le rapprochement avec d’autres artistes noctambules : Lee Krasner, chassant sa peine dans les monochromes, Louise Bourgeois et ses dessins d’insomniaque, Joseph Cornell assemblant ses boîtes pendant les heures de sommeil de sa famille. L’obscurité qui règne à l’extérieur fait d’autant plus ressortir les couleurs de Damoah : or, bleu cobalt, bleu de Prusse, rose vif, violet fluo, jaune studio, pigment or, turquoise, jaune citron clair fluo…Les compositions changent de visage en fonction de la lumière. La luminosité de la fluorescence. Damoah a su perfectionner sa technique. Elle a appris que le vernis se comporte de diverses façons : utilisé en petite quantité, il permet à l’encre d’imprégner le pigment. mais en quantité plus importante, l’encre se sépare de ce dernier et se répand en méandres sinueux sur le papier. L’artiste sait à quel stade les sous-couches aux tons jaunes deviendront vertes lors de l’application d’un pigment bleu en surface. Elle sait contrôler ses coulées d’encre et à quoi s’attendre si elle omet délibérément de passer du spray fixant sur une zone. Elle sait comment obtenir un éclat scintillant en mélangeant un médium irisé avec de l’encre. Là où elle a déposé du beurre de karité sur un pigment, on peut voir des éruptions de blanc qui rappellent l’éclat des étoiles dans un ciel nocturne. Damoah n’a pas non plus recours qu’au seul processus additif. Il lui arrive aussi d’enlever de l’encre en l’essuyant avec un chiffon. Pourtant, ses matériaux la surprennent parfois. Avant l’aube, So that I can know all sides of you rappelle un paysage vu du ciel où des formes dorées flottent dans un océan de bleu outremer teinté de pourpre. Pendant que Damoah se repose, l’encre noircit, les mots disparaissent. Le soir venu, on pourrait croire qu’une marée a eu lieu : le bleu de la veille est envahi par un mauve bien plus riche. Sans aucun descriptif de chacune de ces étapes, les anciens visages de ces peintures demeurent cachés, et connus seulement de l’artiste. Telles des passions secrètes.

Des corps, encore

Grâce à l’installation unique qui est celle de Fondation H Paris, le verso du papier sera visible pour la première fois, dévoilant ainsi la dimension picturale de l’artiste. Suspendues au plafond, ses œuvres sont visiblement moins texturées au verso, mais les couleurs transparaissent. À l’exception d’œuvres délibérément peintes des deux côtés (comme les ailes de retables, conçues pour être admirées aussi bien ouvertes que fermées, le travail sur verre, etc.), le verso des œuvres bidimensionnelles est en général caché. Cette ouverture, qui met en lumière le processus de création, s’apparente chez l’artiste à un acte de transparence qui trouve son expression dans le titre de son œuvre.

So that I can know all sides of you – cette phrase peut s’entendre au niveau litéral comme description de l’œuvre elle-même, qui peut être accrochée à la verticale comme à l’horizontale, avec le potentiel de modifier la perception qu’aura le spectateur de l’objet sans nom du désir de l’artiste. Pour le spectateur, ce type d’accrochage contient un élément performatif : on nous invite à nous déplacer entre et autour des œuvres. Le corps tridimensionnel qui a marqué de son empreinte une surface bidimensionnelle est à présent réimpliqué. Il nourrit un désir courant, post-confinement, de retrouver des corps – en temes de verticalité, de puissance, d’olfaction – en trois dimensions, le désir d’entendre des voix dans le contexte d’autres voix qui se juxtaposent dans les espaces publics, le désir de toucher. C’est un sentiment exprimé dans l’œuvre de Damoah : Its shape looks, feels and tastes like all things beautiful and pleasurable.

Damoah a également expérimenté avec les formats. When I say your name it’s like magic lives in my mouth et A transcendental experience in relation to the shape of your name sont des triptyques que Damoah a créés en alignant trois feuilles de papier sir le sol. Elle a ensuite ignoré la délimitation de chaque feuille pendant l’application de ses empreintes corporelles. Il en résulte un chevauchement – une partie de corps sur deux feuilles. Cet effet peut être interprété aussi bien comme une fragmentation du corps qu’une perturbation de l’ordre – le corps qui refuse de se circonscrire dans les limites du papier, tel un partenaire qui empièterait sur votre côté du lit. Mais c’est également une façon d’unir des sections disparates, la perte des frontières vécue entre soi et l’autre lors de l’acte sexuel. L’artiste ayant décidé que les éléments du triptyque peuvent être exposés selon n’importe quelle configuration, ces œuvres-là peuvent se lire de multiples façons. Le corps n’y est pas vu comme un agencement fermé, mais comme un système fluide ; les parties du corps deviennent lisibles ou abstraites en fonction de leur schéma de juxtaposition.

Il y a également deux tondi : I want to devour your lips and tongue and teeth to gently bite your chin and cheeks… et My sweet, tender, unforgettable, exquisitely torturous, uncontrollable addiction. Le format ancien du tondo fut popularisé à Florence au XVe siècle au travers des plateaux d’accouchée à visée commémorative (les deschi da parto), les reliefs de Donatello, les médaillons en stuc polychrome de Della Robbia, les madones de Botticelli et, plus tard, les œuvres novatrices de Michel-Ange et Parmigianino. On observe une fascination pour les miroirs, le reflet et le portrait, à une époque où le statut des artistes évolue, passant de celui d’artisans à celui d’individus. En référence à l’autoportrait de 1579 de Lavinia Fontana, lui-même en format tondo, Catherine King nous rappelle que «le cercle était considéré comme la structure géométrique la plus parfaite dans la pensée scientifique et philosophique de l’époque, puisqu’il décrivait la trajectoire des planètes et l’agencement du cosmos.»[17]Plus récemment, le tondo connaît un regain de popularité chez les femmes artistes désireuses d’explorer le lien entre le cercle, l’infini et la sexualité féminine.[18]

Lettres d’amour

Des parallèles existent entre la «joie radicale» de Lorde et «l’écriture féminine» étudiée pour la première fois par l’écrivaine française Hélène Cixous dans son essai de 1975, «Le Rire de la Méduse». Pour Cixous, c’est une écriture qui déploie des «lacunes» et autres interférences au sein du texte, dans le langage fluide, diversifié et inconscient qui prend sa source auprès de la mère avant que l’enfant n’apprenne à parler et donc à utiliser un discours centré sur le masculin, c’est-à-dire un discours qui privilégie le rationnel et le linéaire aux dépens du chaos et de l’expérimentation. Cixous postule que le patriarcat, se sentant menacé par le désir féminin, cherche à le réprimer. Elle encourage donc les femmes à écrire, à embrasser la «jouissance». Pour elle, cette dernière constitue un plaisir psychique et charnel diffus, abondant, infini, etc., et la source de sa créativité. «Les femmes doivent s’écrire elles-mêmes : doivent écrire sur les femmes et encourager les femmes à écrire, une activité dont on les a bannies aussi violemment que de leur propre corps.»[19]

Si le dualisme de Cixous est considéré comme problématique par certaines féministes, son affirmation selon laquelle les femmes écrivent «à l’encre blanche»[20] (en référence au lait de leur mère) nous rappelle fort à propos la nécessité de rétablir un lien entre la créativité et l’expérience corporelle, compte tenu tout particulièrement de l’importance attribuée traditionnellement à la créativité et au «génie» masculins par le canon de l’histoire de l’art. Dans «Mysteries of Desire», le texte de Damoah rappelle l’écriture féminine, car il ne présente pas de progression linéaire. Il refuse de se révéler complètement. Les mots se résument à des formes floues, telles des lettres expurgées. Le texte est indistinct. Un mot, ça ou là, est parfois lisible, isolé de son contexte, invitant le spectateur à deviner ce qui se cache sous les couches de pigment, à l’exhumer et à le ramener à la surface. Ici, le désir affiche peut-être son côté le plus mystérieux : le «non-dit». Tout comme le recours à la dentelle, cet acte stratégique consistant tour à tour à voiler et à dévoiler a quelque chose de titillant. Une narratrice se faufile entre plusieurs identités dans un refus d’être catégorisée. Damoah se réapproprie la “femme fatale” si chère aux écrivains et artistes de la “fin de siècle” (I want to devour your lips and tongue and teeth/to gently bite your chin and cheeks) ; elle est à la fois affirmée (Let me climb inside you/And taste your flesh/Let me be one with you) et vulnérable (Flood of feelings that threatened to drown me). Même là où le texte laisse des traces dans la couleur, et guide littéralement le regard le long d’un parcours détourné soulignant les contours d’une partie du corps, il n’aboutit jamais à une conclusion narrative, mais évoque plutôt la nature du désir féminin.

Ce texte aux accents palimpsestiques n’a pas non plus été conçu selon une approche linéaire. Damoah s’est adonnée à la psychographie, dont les liens remontent aux médiums du XIXe siècle, «une main-d’œuvre majoritairement féminine», remarque Sandra Huber, «[qui] s’est mise à communiquer avec les esprits et à produire des écrits soit complètement anonymes, soit profondément collaboratifs.»[21] L’attribution d’un titre à ses œuvres est la dernière étape du processus artistique de Damoah, qui puise alors dans ses écrits poétiques. Dans When I say your name it’s like magic lives in my mouth, elle nous rappelle le pouvoir de ventriloque du médium, qui est capable de faire apparaître des proches disparus, et «remet en question le rôle d’un auteur, les séparations entre automaticité et créativité, ainsi que la perméabilité du corps (écrivant).»[22]

L’amour fou

Au XXe siècle, les poètes surréalistes remettent au goût du jour la psychographie et se servent de la poésie pour explorer le désir obsessionnel, ou «amour fou». Damoah semble faire référence à ce concept dans les titres d’au moins deux de ses œuvres : The edge of madness et My sweet, tender, unforgettable, exquisitely torturous, uncontrollable addiction. Même les noms des pigments utilisés – le célébre jaune Sennelier et un rouge flamme – évoquent des feux ardents, une métaphore couramment utilisée pour désigner la passion. Lorsque Freud affirme : «La vie sexuelle des femmes adultes est un «continent sombre»[23], il fait allusion à la description de l’Afrique par l’explorateur colonial Henry Morton Stanley. En comparant la sexualité des femmes à un territoire devant être colonisé et assujetti, Freud laisse entendre que ce territoire n’est pas seulement inconnu, mais peut-être inconnaissable. Pourtant, à la lecture d’auteures surréalistes telles que Dora Maar et Joyce Mansour, il est évident qu’elles exprimaient une poétique du désir féminin tout aussi ouvertement que leurs homologues masculins.[24] In 1955, Mansour compose un poème intitulé “I want to sleep with you”, dans lequel elle s’imagine «martelée par ta langue». The plushest, silkiest prison et Squeezing all slick and delicious around you, les deux plus petites œuvres de Damoah dans «Mysteries of Desire» font tout aussi franchement allusion au vagin. (Dans un autre recoin de Paris, L’origine du monde de Courbet, de 1866, se cache derrière un mur.) Bien entendu, les deux plus petites œuvres de Damoah font également office de microcosme de «Mysteries of Desire», et rappellent le paradoxe d’un désir dévorant – reconnaissant l’ambivalence du sentiment d’être pris au piège par notre besoin et notre vulnérabilité, et de notre réticence à échapper au luxe du plaisir. Qui nous attire. Nous fait crier de joie. Et nous retient prisonniers.

[1] Sady Doyle explore l’évolution des attitudes envers Anaïs Nin dans son article «Before Lena Dunham, there was Anaïs Nin – now patron saint of social media» The Guardian, 7 avril 2015

[2] Georges Bataille L’érotisme 1957 Les Éditions de Minuit 2011

[3] C’est le critique Pierre Restany qui les baptisera Anthropométries en 1960.

[4] Entretien filmé en 2018 avec Rotraut, Caméra : Rasmus Quistgaard, Montage : Klaus Elmer, Réalisation : Christian Lund, Musée d’art moderne Louisiana, 2019

[5] Kobena Mercer, “Reading Racial Fetishism: The Photographs of Robert Mapplethorpe” dans Mercer, Welcome to the Jungle: new positions in black cultural studies New York: Routledge, 1994, p. 214

[6] Boyce et Leigh en conversation avec Courtney J. Martin, Paul Mellon Director, Yale Center for British Art https://www.youtube.com/watch?v=UwdCtBmpSkA

[7] Audre Lorde, “Uses of the Erotic: The Erotic as Power” 1978 dans Lorde, Sister Outsider Californie : The Crossing Press, 2007, p. 53- 59

[8]Voir le catalogue de l’exposition Adelaide Damoah Radical Joy Hagemeier, Daniel (éditeur); Marie-Anne Mancio, Sakhile Matlhare (auteure et éditrice); Péjú Oshin, 2021

[9] Conversation avec l’auteure, février 2022

[10] ibid.

[11] ibid.

[12] Citée dans Blocker, Jane Where is Ana Mendieta? Indentity, performativity, and exile Durham: Duke University Press, 1999, p. 53

[13] “The Meaning of Black Lingerie” dans Jill Fields, An Intimate Affair: Women, Lingerie, and Sexuality Berkeley: University of California Press, 2007, p. 114

[14] Voir Giorgio Riello, ‎Ulinka Rublack, The Right to Dress: Sumptuary Laws in a Global Perspective Cambridge: Cambridge University Press, 2019

[15] S O’Reilly «Undercover», un essai commandé pour accompagner l’exposition de D. Maier et M. Whall Adam and Eve It, London Printworks Trust, Royaume-Uni, 2005, p. 1

[16] Voir Katherine Townsend, ‎Rhian Solomon, ‎Amanda Briggs-Goode Crafting Anatomies: Archives, Dialogues, FabricationsLondres et New York: Bloomsbury Visual Arts, 2020

[17] Catherine King, “Portrait of the Artist as a Woman” dans Gill Perry, ed.Gender and Art New Haven:Duke University Press, 1999, p. 53

[18] Voir Pamela Jorden et Adriana Varejao, par exemple.

[19] Hélène Cixous, «Le Rire de la Méduse». Keith Cohen, Paula Cohen Signs, Vol. 1, No. 4 (Summer, 1976), The University of Chicago Press, p. 875-893

[20] Op. cit. p. 881

[21] Sandra Huber, “Spirit, Writer: Nineteenth-Century Mediumship and the Feminist Practice of (De)inscription” Feminist Media Histories (2020) 6 (3): p. 137–171

[22] ibid.

[23] Sigmund Freud, The Question of Lay Analysis 1926, p. 212

[24] Voir Mary Ann Caws, The Milk Bowl of Feathers, New Directions, 2018

Cliquer ici pour lire le livret publié par la Fondation H à l’occasion de l’exposition.

BIOGRAPHIE DE Dr MARIE-ANNE MANCIO

Après avoir suivi une formation d’artiste en enseignements pratiques interdisciplinaires, Marie-Anne Mancio a obtenu un doctorat pour Maps for Wayward Performers: feminist readings in contemporary live art practice in Britain, suivi d’une thèse en écriture créative (mention Très Bien). Elle a donné des conférences sur l’histoire de l’art dans le monde entier pour une myriade d’institutions publiques et privées, notamment la Tate Modern, la Dulwich Picture Gallery, le City Lit, l’Arts Society, ou le London Art Salon. Elle a également écrit et présenté “The Bed in Art” pour les films HENI, et rédigé des textes artistiques pour des catalogues et des périodiques tels que Make, ainsi qu’autour des archives du Theatre of Mistakes. De plus, par le biais de son entreprise Hotel Alphabet, elle a organisé dans le monde entier des visites guidées spécialisées dans l’histoire de l’art. Parmi ses œuvres de fiction, on peut citer son roman court Whorticulture. Elle est représentée par l’agent littéraire Sabhbh Curran chez Curtis Brown. Productrice créative et co-fondatrice d’InFems (Collectif d’art féministe intersectionnel), elle a créé pour ce dernier un NFT intitulé “Cameleon” commandé par la créatrice de mode Carolina Herrera en l’honneur de la Journée internationale de la femme 2022.