PARIS
2 JANVIER - 10 JUIN 2023
L’artiste Johanna Mirabel a pris possession des murs de l'espace parisien de la Fondation H (Antananarivo, Madagascar) depuis le mois de février en y installant son atelier. Durant ce temps de résidence, l'artiste explore à travers la peinture et l'installation les limites entre espaces réels et imaginaires, tout en faisant état des sentiments liés aux souvenirs.
Aussi accompagnée de sa sœur jumelle Esther Mirabel pour la réalisation d’une installation, elles questionnent les frontières entre peinture, sculpture et architecture en se jouant des volumes de l’espace parisien de la Fondation H. De sa résidence de création suit son exposition personnelle 'Confluence' du 17 mai au 30 juin 2023. Pour ce projet, Johanna Mirabel collabore avec l’autrice Louise Thurin, qui rédige le texte accompagnant son exposition.
Veinage, par Louise Thurin
Louise Thurin : Je te remercie de me laisser t’interrompre pour que nous puissions échanger autour de ton œuvre et tes recherches plastiques. Tu es diplômée de l’école Estienne et des Beaux-arts de Paris ; et en binôme avec ta sœur jumelle Esther, tu formes Mirabel Studio, une agence de design et d’architecture d’intérieur. Au regard de ce dernier élément biographique, il apparaît encore davantage dans tes peintures l’attention que tu portes à la modélisation de l’espace.
Johanna Mirabel : De fait, c’est devenu la première étape de composition de mes toiles. Pour cette résidence, je réalise notamment en collaboration avec Esther une pièce en volume ‘Memory palace’, à la croisée de nos quotidiens d’artiste peintre et d’architecte.
LT : Il y a très peu d'indications quant à la localisation des espaces que tu figures. Où est-ce que tu les situes ? Sont-ils purement intérieurs à ton imagination ?
JM : Ils sont issus d’une sorte de palais mental (memory palace). Je les compose à partir de souvenirs familiers de mon enfance en HLM à Argenteuil, de maisons en gaulettes guyanaises et de nouveaux lieux que j'investis, soit lors de chantiers d'aménagement d’intérieur, soit lors de mes résidences. Je travaille à partir d'espaces que je qualifierai de “créoles” comme les Brownstone houses de la Harlem Renaissance que j’ai découvertes récemment à New York.
Je m’intéresse à la perméabilité et la subversion des notions d’intérieur et d’extérieur, de présence et d’absence, d’appartenance et d’exclusion ; que ce soit à travers une végétation domestiquée, de papiers-peints, ou à travers des effets de transparence et de ton sur ton entre les figures représentées et leur espace de vie.
LT : Mon regard se pose immanquablement sur les sols de tes peintures : ton travail du veinage des bois est particulièrement méticuleux.
JM : Le bois est pour moi une grande source de motifs. C’est un matériau qui renvoie à une iconographie organique, très proche de celle du corps. Il reste, même lorsqu’il est coupé, un matériau vivant. On dit qu’il “bouge”. Mon père, agriculteur, vit à Macouria en Guyane. C’est l’une des régions les plus réputées pour ses essences rares, quelques-unes des plus précieuses au monde.
En architecture, le choix du type de sol - du lino imitation parquet au plancher en massif à point de Hongrie, en passant par les stratifiés et les flottants - est très révélateur de la catégorie socioprofessionnelle qui va investir, voire habiter, le lieu que l’on construit. Les parquets de mes toiles sont un mélange de chêne, de bois de serpent et de moutouchi. C’est un sol métis, une alliance de bois nobles. La Fondation H a récemment fait l’acquisition d’une de mes peintures, Living Room n°17 (2022), figurant un parquet à bâtons rompus. Mes premières couches de matière sont très liquides : elles forment des ombres et des stries que je travaille pour évoquer les veines du bois. Enfin, souligner de cette façon ce matériau rappelle son emploi structurel dans le médium peinture en support de création ou en châssis.
LT : Tu as bénéficié d’un parcours académique au sein d’écoles d’art renommées. Quel héritage en porte tes toiles ?
JM : Velasquez et Caravage sont des inspirations de tous les jours. Je fais dans plusieurs tableaux des références plus ou moins précises à la nature morte, notamment à la Corbeille de fruits [Canestra di frutta, c.1597 - 1600] du Caravage. Pour autant, je déconstruis et mêle les conventions classiques pour composer des tableaux à la croisée des chemins entre la scène de genre, le portrait et le paysage. Aussi, mon initiation technique à la sanguine lors de mon passage à l’école Estienne m’a marquée. Peut-être m’a-t-elle aidée à trouver ces tonalités rouille? Qui réveillent également chez moi celles de la terre latéritique de Guyane. Ces différents apports - scolaires, personnels, créoles - sont des vocabulaires que je module et déplace pour servir mon propos d’exploration sociologico-architecturale.
Les personnages - tous d’ascendance africaine que je représente ne sont pas issus d’un répertoire typologique, qui serait de toute façon relativement pauvre dans le cadre la peinture européenne du XVIIème. Ils portent les visages de mes proches, dont les poses sont inspirées de photos de famille. Ma sœur Esther est ainsi un modèle récurrent.
LT : Il semble se tisser un fil - peut-être purement poétique - qui lie veinage du bois, effets de sanguine et liens du sang / arbre généalogique. C’est une articulation que l’on retrouve au moins partiellement dans l’art tembé[1]. Dans ses sculptures, les veines ligneuses se fondent aux croisements géométriques d’entrelacs, ceux-là qui signifient le mariage d’untel ou exaltent la communauté marronne.
JM : L’iconographie et les couleurs des entrelacs tembé -appelés tétéi en Aluku - sont présents dans mon quotidien depuis l’enfance à travers de petits objets : des peignes, des plateaux… C’est un art plutôt circonscrit au domestique et au communautaire, bien qu’il ait récemment eu l’occasion d’être présenté au sein de lieux destinés à l’art contemporain[2].
Les Tétéi explorent une ambiguïté de circulation, de mouvement, d’espace et de temps. Je me plais aussi à mettre à mal ces notions au sein de mon œuvre. Aussi, j’ai longtemps utilisé la palette tembé dans mes tableaux ; peut-être le plus explicitement dans Cascade (2019). Mon nuancier, toutefois plus libre aujourd’hui - avec un apport qui doit beaucoup à la peinture abstraite de l’Étasunienne Helen Frankenthaler (1928-2011) - est toujours imprégné de ses tonalités ocres, jaunes et bleues.
LT : Johanna, merci pour ton temps. Où pourrons-nous prochainement voir exposées tes œuvres ? Quels seront tes temps-forts pour la seconde moitié de 2023 ?
JM : Merci à toi. Je serai de juin à septembre 2023 une nouvelle fois en résidence d’artiste. Par le biais du Fonds de dotation du Groupe Chessé, j’ai la chance d’investir pour un special project l’Hôtel de Craon, monument historique classé du centre-ville de la Rochelle.
Suite à la première exposition du collectif La Marge dont je suis membre, plusieurs événements sont en élaboration par ses commissaires affiliés, Nora Diaby et Dieudonné Alley. Enfin, mes œuvres seront visibles en foire et en galerie en Afrique, en Europe et aux États-Unis.
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[1] Le tembé est un art“noir-marron” originaire de Guyane française et du Suriname, particulièrement présent sur les fleuves Maroni, Tapanahoni et Suriname. Certaines pratiques artistiques et culturelles tembé - notamment sa sculpture, peinture et couture - sont inscrites à l'Inventaire du patrimoine culturel immatériel français depuis 2020.
[2] Marronnage- L'Art de briser ses chaînes, Maison de l’Amérique latine, Paris, mai-septembre 2022.
Commissaires : Geneviève Wiels et Thomas Mouzard.
Marronnages, Tembé et photographies des Guyanes aujourd’hui, Galerie Dominique Fiat, Paris, mars-mai 2023.
BIOGRAPHIE JOHANNA MIRABEL
Née en 1991, Joanna Mirabel est une artiste française d’origine caribéenne et guyanaise diplômée de l’École des Beaux Arts de Paris. À travers son travail de peintre et sculptrice, l’artiste développe une approche picturale qui oscille entre abstraction, expressionnisme et réalisme.