ADJI DIEYE
À VENDRE

PARIS
28 JUIN - 5 AOÛT 2023


Du 28 juin au 5 août 2023, la Fondation H présente A vendre, une exposition personnelle de l’artiste Adji Dieye qui s’inscrit dans la continuité de sa réflexion sur l’espace public de Dakar en constante transition. Elle appose avec ironie le panneau « à vendre »sans que l’on sache tout à fait s’il s’applique aux parcelles urbaines à construire ou si c’est sa propre personne qu'elle marchande ici.

Adji Dieye rend la photographie malléable, en partie grâce à son travail d’impressions sur textiles. Elle poursuit ici ses expérimentations du médium photographique en réalisant vingt cyanotypes, rappelant à la fois les teintures indigo et la couleur des archives vieillissantes. Dix d’entre eux sont des photographies d’architecture prises dans la ville de Dakar. Les dix autres sont des autoportraits, dans lesquels l’artiste incarne les grandes figures de l’architecture moderne occidentale, les auteurs de nombreux édifices érigés dans les capitales ouest-africaines.

Artiste-chercheuse, Adji Dieye fouille les Archives Nationales du Sénégal pour retracer la politique contradictoire menée par Léopold Sédar Senghor et ses successeurs. En mêlant aux archives étatiques ses photographies personnelles et familiales, elle bouscule la linéarité du récit officiel en le confrontant aux réalités des expériences personnelles. Par son travail elle met aussi en évidence les ressemblances entre deux périodes cruciales : les années postindépendances et la situation actuelle du pays. Dans une vidéo inédite, l’artiste est enterrée sous le sable, comme pour dissimuler un moment embarrassant de l’histoire qu’on enfouit à la hâte pour s’en débarrasser.

Adji Dieye ouvre des conversations essentielles sur les espaces urbains postcoloniaux et les perspectives individuelles qui s’y dessinent.

 

 ADJI DIEYE EN DISCUSSION AVEC ABY GAYE-DUPARC

Bonjour Adji, tu me reçois dans ton atelier à la Cité internationale des arts à Paris où tu es en résidence. Mais nous nous sommes connues à Dakar, où tu vis et travailles depuis un an. J’aimerais commencer en abordant le titre que tu as choisi pour cette exposition : A vendre. La notion démarchandisation semble irriguer de nombreux aspects de ton travail. Ici je crois deviner à la fois une réflexion sur l’urbanisme dakarois et sa construction extrêmement rapide, mais aussi une dimension ironique puisque l’image de cette exposition est ton autoportrait.

En effet j’ai choisi ce titre qui reflète plusieurs aspects de mon travail. Il fait évidemment référence à la ville de Dakar en continuelle évolution, et où chaque parcelle est acquise pour des constructions. Mais il fait aussi référence à mes autoportraits. Initialement je voulais réaliser ces portraits incarnant des architectes connus en faisant poser un mannequin. Mais cela n’avait pas de sens pour moi d’ajouter le titre A vendre à un autre corps, à une autre personne que moi. Tandis que lorsque je le juxtapose à ma propre image, une certaine ironie s’en dégage.

A Dakar tu m’avais confié passer le plus clair de ton temps dans ton studio. Tu ne présentes jamais tes photographies de manière classique puisqu’elles deviennent toujours des installations plus importantes et des expérimentations, comme ici avec le procédé du cyanotype. Peux-tu nous parler de ton approche du médium photographique ?

J'aime beaucoup expérimenter. Il y a un sentiment de liberté quand je change ou que je me plonge dans une nouvelle technique pour un projet. Le cyanotype est un procédé très ancien, qui grâce à sa couleur bleue typique donne une esthétique proche d'une image d'archive. Cela me permettait également de réaliser des photographies à Dakar sans me rendre dans un laboratoire pour les développer.

C’est aussi ton propre corps que tu utilises dans une vidéo inédite projetée par terre dans l’exposition. Allongée au sol, tu lis un discours politique officiel tiré d’archives tandis qu’un homme te recouvre de sable et finit par t’enterrer. Pour terminer, il appose sur ta sépulture un panneau « à vendre ».

Mon corps incarne ici l’archive, elle est personnifiée. Elle finit même par être enterrée puis vendue, comme on voudrait se débarrasser d’un souvenir gênant, un reliquat d’une période honteuse ou triste. C’est un travail symbolique sur la notion de liberté. On se décharge d’un poids quand on l’enterre, et ici il s’agit de l’archive témoin du passé, on se libère ensuite de la terre en la vendant.

Les œuvres que tu présentes ici, hormis le discours que tu lis dans la vidéo, n’ont pas été réalisées à partir d’archives. Pour autant, les archives y demeurent très présentes par le fait de les incarner ou de s’en rapprocher esthétiquement. Ces dernières années tu as passé beaucoup de temps à mener des recherches dans les Archives Nationales du Sénégal, situées à Dakar et fondées en 1913 par le régime colonial français. Quand as-tu débuté ce travail ? Et comment parviens-tu à mettre en parallèle tes photographies personnelles pour montrer les similitudes de deux périodes distinctes, la période postindépendance et la période actuelle ?

Pendant mes études j’ai réalisé un mémoire intitulé « L'archive postcoloniale comme matière pour la création dans l'art contemporain ». C’est à cette époque que j’ai découvert le travail d’Ariella Aïsha Azoulay, commissaire d’exposition et théoricienne de la photographie, qui parle de la nécessité de déconstruire et désapprendre la tautologie au cœur de l’entreprise coloniale, et qui passe notamment par l’imposition d’un unique récit. Je me suis alors penchée sur les archives iconographiques du Sénégal postindépendance qui sont celles qui m’intéressent le plus. Les similitudes sont frappantes entre les images que j'ai vues dans les archives et ce que je vois aujourd'hui.

J’ai effectué en premier lieu des recherches sur les relations entre le président Léopold Sédar Senghor et les pays d’Asie menant une politique communiste, principalement la Corée du Nord et la Chine. On découvre par exemple de nombreuses photos de la visite officielle de Senghor en Corée du Nord, qui a été extrêmement bien documentée. Les liens entre les politiques et idéologies communistes ainsi que leurs influences sur les états africains nouvellement indépendants m’intéressaient particulièrement. Mes recherches ont ensuite dérivé vers l’architecture et les infrastructures.

En effet les archives ne sont pas physiquement présentes dans le travail que je présente dans cette exposition, mais je les reproduis pour questionner leur contemporanéité, pour s’en détacher tout en voyant à quel point le présent peut être appréhendé par leurs biais.

Ton travail est finalement très historiographique, il explore de nombreuses facettes des systèmes politiques et économiques mis en place au moment des indépendances des pays ouest-africains. Les bâtiments en ont été un des reflets, et le parallélisme asymétrique théorisé par Léopold Sédar Senghor en est un bon exemple. Tu fais partie de cette jeune génération d’artistes et d’architectes qui se sont saisis de la question de l’architecture à Dakar. Tandis que Carole Diop (architecte) propose des balades architecturales dans la ville, Hamédine Kane (artiste) explore lui aussi les espaces urbains utopiques panafricains de la période postindépendance. D’où vient ton intérêt pour l’architecture ?

J’ai étudié l’architecture dès le lycée. L’architecture me fascine depuis toujours. Au Sénégal, Senghor a en effet théorisé le parallélisme asymétrique basé sur l’irrégularité du supposé rythme africain. Il s’agissait de concevoir un espace public qui renforce et recrée l’épistémologie d’un état noir, en principe libéré de la tradition occidentale. En réalité la contradiction est flagrante puisque la plupart des projets déconstruction ont été attribués à des architectes français, notamment Henri Chomette, ou encore Jean François Lamoureux et Jean-Louis Martin qui ont conçu le Centre international du commerce extérieur (CICES). Le parallélisme asymétrique est aussi une continuité de ce qu’on nomme le « Tropical Modernism » qui prenait place dans les colonies. Ce qu’on voit donc dans les rues des capitales ouest-africaines (Abidjan, Lagos, etc.) dérivent d’architectes occidentaux, Le Corbusier, Walter Gropius, et defacto de l’idéologie qui est insinuée par cette architecture. Sauf qu’à Dakar, cette architecture rationnelle devient irrationnelle dans son contexte car l’architecture se développe mais les infrastructures non. Et l’un ne peut pas aller sans l’autre. C’est ce contraste que je trouve saisissant.

BIOGRAPHIE ADJI DIEYE

Née en 1991, Adji Dieye est une artiste sénégalaise et italienne. Adji Dieye vit et travaille entre Dakar au Sénégal, Milan en Italie et Zurich en Suisse. Adji Dieye est titulaire d’une licence en nouvelles technologies des arts de l’Académie des Beaux-Arts de Brera à Milan en Italie ainsi que d’un MFA de l’Université des Arts de Zurich, ZHDK, à Zurich en Suisse. Le travail d’Adji Dieye a été montré à plusieurs reprises notamment lors d’expositions internationales telles que la 14e édition de la Biennale de Dakar (2022), la 12e édition des Rencontres de la Photographie Africaine (Bamako,2019) ; l’exposition Of bread, wine, cars, security and peace à la Kunsthalle Wien (Vienne, 2019) ; au centre d’art Clark House (Mumbai, 2019) ; ou encore au Lagos Photo Festival (Lagos, 2018).

Adji Dieye est accompagnée dans l’écriture de son projet à la Fondation H par Aby Gaye-Duparc, historienne de l'art franco-sénégalaise et chargée de projets artistiques à la Fondation Cartier.