ANTANANARIVO
28 AVRIL 2023 - 29 FEVRIER 2024
La Fondation H consacre son exposition inaugurale à Zoarinivo Razakaratrimo, dite Madame Zo (1956 – 2020), icône de la scène artistique malgache. Cette tisserande d’exception a consacré sa vie à l’art du tissage, tradition ancestrale encore bien vivante à Madagascar, où le lamba, étoffe de soie sauvage ou de coton, accompagne chaque moment de la vie, de la naissance à la mort.
L’artiste a tiré l’essence même de cet objet usuel et spirituel, d’abord à travers des objets de design et de mode puis en transcendant les règles de cet art hautement codifié. Complexifiant sa technique à l’extrême et s’affranchissant des limites imposées par le tissu ou le format, elle a développé son propre langage artistique.
Les tissages de Madame Zo sont de formes et dimensions hors-normes, grâce aux métiers à tisser qu’elle fabriquait elle-même. Ils intègrent plusieurs centaines de matières comme du papier journal, des bandes magnétiques, des composants électroniques, du cuivre, des ossements, des plantes médicinales, de la mousse industrielle, du caoutchouc, des copeaux de bois ou des aliments périssables… Ils forment un important corpus d’œuvres abstraites dont les mailles enserrent des détails signifiants et des jeux de langage qui se déchiffrent tels des énigmes révélant une vision de la société malgache et une lecture poétique et engagée du monde.
L’exposition monographique Bientôt je vous tisse tous tire son titre d’une expression empruntée à l’artiste. Elle rassemble plus de 80 œuvres, fruits de deux décennies de création, dans un dialogue vivant, sculptural et organique, mettant en lumière les grandes thématiques de l’œuvre de Madame Zo.
Un panorama de paysages forestiers, montagneux, karstiques et linéaires accueillent d’abord les visiteur•euses au sein d’une composition jouant avec les superpositions et les associations formelles et colorées qui place l’humain au sein du
« grand tout », dans son extériorité autant que dans ses réflexions intérieures et spirituelles. Celles de Madame Zo se devinent dans des productions de dimension autobiographique faisant allusion à des moments personnels et familiaux, à sa condition d’artiste ou à sa santé.
Ses œuvres sont des passages, espaces transitoires entre ici et ailleurs, entre un état et un autre. Elles lient autant qu’elles délimitent, sont à la fois le point de départ et d’arrivée et portent en elles la métamorphose et l’aina : ce souffle de vie que la tradition malgache attribue au vers à soie. Il s’agit alors d’accepter ce qui nous dépasse : le trou noir en tant que zone de possibilités narratives. Ainsi les lumineux monochromes en bandes magnétiques issues de centaines de cassettes audio dévidées propulsent les mots, chants, sons et musiques en suspens dans un espace/temps parallèle, que l’on retrouve également dans la série d’œuvres rassemblées sous l’appellation Cinétiss. Réalisées à partir de films cinématographiques découpés, ces tissages renvoient à la dimension matérielle et immatérielle de l’image qui se devine en transparence. Au fil d’une succession de petites vignettes redonnées à voir dans un geste d’ultime montage, l’intrigue se noue désormais selon de nouvelles modalités.
Entre littéralité et oralité, les œuvres de Madame Zo activent l’oraliture. Ce rapport fondamental au langage se retrouve notamment dans l’usage du papier journal, matériau du quotidien dispensateur d’informations, ici essoré, enserré dans l’armure d’où s’échappent quelques bribes de phrases réagencées, soigneusement choisies et subtilement révélatrices. Critiques peut-être ? Silence martèle un long rideau dense et compact fait de bandes magnétiques. Tais-toi et dors assène le titre d’une petite œuvre capturant en son sein des composants de radio et d’ordinateurs.
L’exposition Bientôt je vous tisse tous fait souffler l’esprit de Madame Zo. Elle rend palpable sa quête d’émancipation et promet d’infinies expérimentations.
Pour son exposition inaugurale, Bientôt je vous tisse tous, la Fondation H a invité les commissaires d’exposition Bérénice Saliou (Directrice, Documents d’Artistes La Réunion) et Prof. Dr. Bonaventure Soh Bejeng Ndikung (Fondateur, SAVVY Contemporary, Berlin, et Directeur, Haus der Kulturen der Welt, Berlin) à s’intéresser à l’œuvre de Zoarinivo Razakaratrimo, dite Madame Zo, icône de la scène artistique malgache (1956 – 2020).
EXTRAIT DU CATALOGUE D’EXPOSITION
Création d’espace et permutation des formes dans la pratique du tissage de Madame Zo
par Prof. Dr. Bonaventure Soh Bejeng Ndikung
Délibérer sur l’œuvre de Madame Zo, c’est s’émerveiller et décortiquer ces univers tissés par elle en un véritable plurivers, un monde qui, selon les zapatistes, contient de nombreux autres mondes. Les mondes incorporés dans le plurivers de Madame Zo sont des trames constituées de technologies, d’histoires, de remèdes, de bandes, de bois et d’autres objets glanés dans son quotidien. Chaque fil tissé provient de la rencontre silencieuse mais profonde de l’artiste avec l’environnement, les gens qui l’entourent, les impulsions qu’elle reçoit du cosmos.
Délibérer sur l’œuvre de Madame Zo, c’est délibérément repousser les limites de ce que l’art peut ou doit être. C’est délibérément brouiller la frontière entre artisanat et art, voire anéantir toute idée de séparation érigée par la société entre l’art et l’artisanat. Pour parler franc, c’est délibérément tisser l’art et l’artisanat au sein d’un maillage sophistiqué. C’est délibérément pratiquer la narration par l’abstraction, et continuer à élaborer une généalogie de l’abstraction entant qu’élément fondamental de l’expression artistique et du langage au sens large dans le monde africain.
Délibérer sur l’œuvre de Madame Zo, c’est interagir avec l’art et avec une artiste libérée. Libérée des contraintes de la matérialité : d’où sa capacité à tisser avec du cuivre et du bois, avec du pain et de l’herbe, avec tout ce qui croisait son chemin. Libérée des contraintes du sujet : d’où sa capacité à aborder dans son œuvre des questions diverses ; nature, totems, textes, physique, médecine, histoire de l’art, cinéma, écoute, narration, astrophysique, spiritualité, politique, quête de soi, culture, et bien d’autres encore, sans même apposer d’étiquettes ni de slogans à ces thèmes. (…)
L’exposition Bientôt je vous tisse tous peut être considérée comme une rétrospective, puisqu’elle rassemble plus de 90 œuvres réalisées par Madame Zo à différentes phases de sa pratique d’artiste et d’artisane et ce, sur plusieurs décennies. Mais on peut également voir dans cette offrande une forme de rétrospection, c’est-à-dire une possibilité de revenir sur l’œuvre de Madame Zo, et de prendre part à une (re)contextualisation et (re)situation potentielles de l’œuvre.
Regarder n’est pas voir.
Quand on se penche sur l’œuvre de Madame Zo, on a le sentiment que beaucoup ont regardé son œuvre, mais que très peu l’ont vue. Vue au sens de « vécue ». Vue au sens de « analysée», de plein front, par « Auseinandersetzung ». On peut évidemment lire son œuvre en surface, mais comme toute pratique poétique, elle demande au spectateur de passer du temps avec elle. Elle invite le•la spectateur•rice à engager tous ses sens dans l’expérience de l’œuvre. Elle nous demande de creuser, d’exhumer, de fouiller au cœur -- elle exige en fait de la profondeur. Bientôt je vous tisse tous sera une exposition d’espace, invitant les spectateurs à se plonger dans les pratiques et les philosophies cultivées par Madame Zo sur plusieurs décennies.
(…)On peut le dire sans craindre l’hyperbole : Madame Zo est à la fois écrivaine, narratrice, conteuse, et oratrice. Dans sa pratique est ancrée la notion de ce que les Haïtiens appellent l’oraliture : une forme de narration qui ne se limite pas à l’écriture, mais emploie d’autres procédés de récit tels que le tissage, l’oralité, entre autres.
(…)L’exposition Bientôt je vous tisse tous tire son titre de la dernière lettre de Madame Zo au directeur de la Fondation H, Hassanein Hiridjee, et au jury du Prix Paritana lorsque celui-ci lui a été décerné. Le titre évoque un tissage et une guérison sur le plan social qui faisaient partie intégrante de son travail. Des gens se sont réunis, toutes disciplines, origines géographiques, et préoccupations confondues, pour tisser au sein d’une exposition les œuvres d’art de Madame Zo, pour broder un programme public en son honneur, pour organiser une résidence d’artistes autour de sa pratique, ou simplement pour délibérer sur son vœu d’artiste et d’artisane, de philosophe et de guérisseuse. On ne peut y voir qu’une manifestation de ce qu’elle a écrit : « Bientôt je vous tisse tous ».
Bientôt je vous tisse tous frôle la promesse du surnaturel, ou l’allusion subtile à sa transition alors imminente vers l’au-delà. Un périple à destination du seul endroit où existe la possibilité de nous tisser tous•tes.
Bientôt je vous tisse tous est une exposition qui tente d’éclairer la plénitude des trajectoires que Madame Zo a explorées de son vivant et qu’elle nous transmet désormais à tous•tes.
Des trajectoires qui comprennent, sans pour autant s’y limiter, son intérêt pour l’histoire de l’art ; son exploration des profondeurs du trou noir ; ses narrations utilisant la pellicule comme matériau dans ce qu’elle appelait Cinétiss ; ses constellations géométriques, oblongues et abstraites ; son intérêt pour les questions de genre ; son étude des phénomènes lumineux ; sa quête et son questionnement de la nature ; ses langues de traduction, narrations (oraliture), écrits (littérature) incorporés dans les textiles ; ses créations imagées de paysages ; ses recherches personnelles et sociétales, ses réflexions sur la matérialité et la physicalité des objets ; sa quête d’une compréhension plus poussée de la spiritualité au-delà de la religion ; ses investigations dans le domaine des technologies, et sa partance vers une transition incessante. Bientôt je vous tisse tous veut chercher à comprendre le processus de création d’espace et de permutation des formes dans la pratique du tissage de Madame Zo (Razakaratrimo Zoarinivo).
Fils Conducteurs
par Bérénice Saliou
Combien d’artistes femmes ont été englouties dans les flots d’une histoire de l’art essentiellement masculine et européanocentrée ? Malgré la prise de conscience de la nécessité de « replacer les femmes artistes au même rang que leurs homologues masculin » et le patient travail de recherche, voire d’excavation de chercheur•se•s, historien•ne•s, artistes et commissaires d’exposition, nul•le ne pourra jamais le savoir. Zoarinovo Razakaratrimo, dite Madame Zo (1956 - 2020) fait figure de pionnière à Madagascar. Avec ses œuvres abstraites, expérimentales, s’affranchissant des limites du métier à tisser pour embrasser la monumentalité et l’entropie, l’artiste a révolutionné l’art du tissage et transformé le visage de la scène artistique malgache. Malgré cela et sa participation à des expositions collectives internationales, son œuvre immense inspirée autant par le tumulte du monde que la vibration des énergies, reste largement méconnue au-delà de la Grande-Île.
Madame Zo cherchait à déconstruire le tissage traditionnel malgache pour le réinventer. Ainsi en 2012, elle entreprend un voyage de deux mois en camionnette le long de la Route Nationale 7. D’Antananarivo à Antsirabe, elle tisse le fruit de ses rencontres : poireaux, pains, couverts trouvés au marché, aussitôt achetés, aussitôt transformés et exposés grâce à d’ingénieux dispositifs de monstration modulables qu’elle installe dans la rue, sur les marchés... Elle se déplace ainsi au plus près des gens avec qui elle engage une conversation, un échange portant souvent sur le statut de l’art. Plus tard, elle porte un important projet de développement social, économique et environnemental en milieu rural incluant toute une filière de plantation, production, scolarisation, documentation, soins, formation, transformation et commercialisation du sisal, visant à une valorisation des savoir-faire locaux pour une transformation en profondeur de la société malgache.
Bientôt je vous tisse tous fait souffler l’esprit de Madame Zo, rendant palpable sa quête d’émancipation. Les œuvres qui ne sauraient tolérer de cadres se déploient en flottant dans l’espace, tels des étendards libérés de leur mat, des cerfs-volants que nulle main n’arrime au sol. Elles dialoguent et circulent, lancent des éclats de lumière, ouvrent les abimes d’aveuglantes profondeurs, vibrent du passage des énergies cosmiques et de l’âme des ancêtres, libèrent des messages qui se déchiffrent en énigmes et offrent d’infinies perspectives de contemplation et d’interprétations.
Madame Zo parlait peu. Mais ses œuvres tranchaient. Et ce n’est pas un hasard si le tissage de dimension autobiographique intitulé « Mon métier» est composé de scies à métaux. Si «la sorcière incarne la femme affranchie de toutes les dominations, de toutes les limitations ; un idéal vers lequel tendre et qui montre la voie », alors Madame Zo était une sorcière. A la fois souhait, promesse voire prophétie, l’un de ses derniers messages fut : « Bientôt je vous tisse tous… ».
Un Comité Scientifique a été mis en place par la Fondation H dans le cadre de l’exposition inaugurale afin d’accompagner les commissaires dans leurs recherches liées aux œuvres de Madame Zo. Ces personnalités ont été choisies pour leur expertise de la scène artistique et du contexte local malgache, ainsi que leur lien amical et professionnel s’étendant sur de longues années, voire décennies, avec Madame Zo.
Le Comité Scientifique de l’exposition Bientôt je vous tisse tous est composé de :
• Hemerson Andrianetrazafy, artiste plasticien, historien de l’art, membre de l’Académie Malgache section Arts et Lettres ;
• Sarah Fee, PhD, conservatrice principale, Cultures du monde, textiles et costume au Musée Royal de l’Ontario, enseignant chercheur spécialisée dans l’histoire et la tradition textile de Madagascar ;
• Bako Nirina Rasoarifetra, maître de conférences, enseignant chercheur spécialisée en archéologie, muséologie et patrimoine, Institut de civilisations, Musée d’Art et d’Archéologie, Université d’Antananarivo, membre titulaire de l’Académie Malgache ;
• Misa Ratrimoharinivo, tisserand, fils et ayant droit de Madame Zo.
BÉRÉNICE SALIOU
Bérénice Saliou est commissaire d’exposition, membre de l’AICA. Depuis 2022, elle dirige l’association Documents d’Artistes La Réunion afin de contribuer à la promotion des artistes ultramarins et plus largement, de l’océan Indien. De 2015 à 2022, elle est Directrice Artistique de l’Institut des Cultures d’Islam (ICI) établissement culturel de la ville de Paris. Par l’organisation d’expositions, la production d’œuvres d’art et projets, y compris dans l’espace public, et la programmation d’événements pluridisciplinaires, elle œuvre pour la visibilité de scènes artistiques extra-occidentales souvent peu représentées en Europe. En 2010, elle co-fonde avec l’artiste Younès Rahmoun, la résidence d’artistes Trankat en médina de Tétouan (Maroc), dont elle assure la direction jusqu’en 2015. Elle détient une maîtrise d’Arts Plastiques à l’Université de Provence, un Master Métiers de la Cultures à l’Université Lille 3 et un Master en Curating au Goldsmiths College à Londres. Au cours de sa carrière, elle a notamment soutenu la création d’œuvres de Bertille Bak, Sabrina Belouaar, Tarek Benaoum, Yane Cavlovski, Jordi Colomer, gethan&myles, Chourouk Hriech, Mehdi-Georges Lahlou, Katia Kameli, Smaïl Kanouté, Hervé Yamguen et Hervé Youmbi, Salifou Lindou, Maryanto, Randa Maroufi, Ruangrupa, Josefa Ntjam, Sara Ouhaddou, MoussaSarr, Laetitia Tura, Hossein Valamanesh.
PROF. DR. BONAVENTURE SOH BEJENG NDIKUNG
Bonaventure Soh Bejeng Ndikung (né en 1977 à Yaoundé, au Cameroun) est commissaire, auteur et biotechnologue. Fondateur de SAVVY Contemporary à Berlin, il est le directeur artistique de Sonsbeek20–24, une exposition quadriennale d’art contemporain à Arnhem, aux Pays-Bas. Il est directeur artistique des 13èmes Rencontres de Bamako 2022, une biennale de la photographie africaine au Mali. Depuis janvier 2023, il endosse le rôle de directeur de la Haus der Kulturen der Welt (HKW) à Berlin. Ndikung a été le commissaire général de la Documenta 14 d’Adam Szymczyk à Athènes, en Grèce, et à Kassel, en Allemagne, en 2017 ; commissaire invité de la Biennale de Dakar, au Sénégal, en 2018 ; ainsi que directeur artistique des 12èmes Rencontres de Bamako en 2019. En collaboration avec le Miracle Workers Collective, il a organisé le pavillon de la Finlande à la Biennale de Venise en 2019. Récipiendaire de la première bourse internationale de résidence pour commissaires de l’OCAD University à Toronto en 2020, il est actuellement professeur au sein du programme de Master en stratégies spatiales à l’École supérieure des Beaux-Arts de Berlin-Weissensee.
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